Il y a quelques années, j'ai vu un court-métrage amusant, où une prof à quelques années de la retraite se retrouve rabrouée par sa direction et par les parents d'un élève, parce qu'elle a oppressé ce dernier en ne respectant pas sa vision du monde.
L'enfant soutient, dans le film, que 2+2 font 5, et, comme la prof ose contredire cet enfant, en disant que 2 et 2 font 4, elle se met tout le monde à dos...
Le film se termine avec une boutade, où elle prend le système à son propre jeu en demandant au directeur plus d'argent, puisqu'en additionnant son solde tout compte, elle calcule que 10 000 + 12 000 font 50 000... Le recteur étant filmé, il est un peu pris au piège, et le film s'arrête là.
Je n'ai pas retrouvé ce film, mais c'est une formule régulièrement employée, notament chez Orwell qui, sans en avoir la paternité, la popularisée en écrivant que le parti arriverait à faire admettre aux citoyens que 2 et 2 font 5 à force de le répéter...
Et ainsi, ce débat est à nouveau ressorti sur twitter, réseau social du clash idéologique par excellence, souvent basé sur l'attaque personnelle et les lieux communs, du fait du format court des tweets qui ne laisse pas la place à beaucoup d'arguments.
La thèse soutenue par un grand nombre de twittos, plutôt politisés vers des idéaux progressistes, c'est que la recherche d'une vérité objective, voire la recherche d'une réponse correcte en mathématiques, sont un instrument d'oppression culturelle.
Cette oppression est soit une oppression de la caste dominante, soit une manifestation d'un suprémacisme blanc larvé que même ceux qui disent ne pas avoir ces intentions ne savent pas qu'ils les ont...
Vient avec cette thèse l'idée que les civilisations blanches (whatever the fuck that means) ont imposé leurs considérations culturelles disant aux autres civilisations que 2+2=4...
Ainsi, je vois beaucoup d'universitaires venir à la rescousse de cette théorie, ces universitaires se décrivant plutôt comme étant dans le camp du bien progressiste. On est progressiste, parce qu'on protège les faibles... On les protège contre une classe dirigeante aisée, et toute recherche d'objectivité est une négation de la sensibilité d'autrui si elle vient contredire la narration où les démunis ont besoin de nous autres progressistes. Comme quoi, il est même possible de politiser les maths.
Protéger les faibles est une idée qui peut me plaire (pas tout le temps), et dire 2 + 2 = 5 ne me dérange pas le moins du monde... Car soyons clairs, il existe plein de manières de dire que 2 + 2 = 5 : rien qu'en informatique ou en physique, on peut effectuer des approximations très larges, qui ne sont pas critiques pour un raisonnement, simplement parce que la limitation du nombre de bits d'information exige ces arrondis.
Métaphoriquement, on s'amuse parfois à dire que 1+1=1 pour parler d'une fusion dans un couple amoureux, ou que 1+1=3 pour parler d'une synergie...
Et plus subtilement, j'adore les branches des mathématiques qui explorent un univers où 2 et 2 font 5... Je trouve ça fascinant, et des tas de chercheurs se sont escrimés à élaborer ce genre de conceptions du monde : il existe des tas d'algèbres différentes, et des tas de chercheurs ont essayé de formaliser les axiomes de leur discipline (Peano, Boole, Skolem, Robinson, Lindenbaum et j'en passe).
Comme dans toute branche philosophique, un axiome est soit une tautologie (donc auto-référencé et basé sur rien d'autre), soit une affirmation arbitraire (donc un truc qu'on est obligé d'accepter pour la suite du raisonnement).
Ainsi, si vous voulez savoir comment on prouve que 1 + 1 = 2, vous pouvez évidemment établir une démonstration (un article passionnant à ce sujet ici).
Toujours est-il que cette démonstration sera basée sur des axiomes arbitrairement admis, comme tout système de pensée. On en a déjà parlé, et j'en reparlerai sûrement souvent sur ce blog, j'aime bien parler d'axiomatique.
Parfois, les axiomes seront tellement solides qu'il apparaîtra comme stupide de les contredire... ainsi, si je vous dis "le langage existe", le fait de vouloir me contredire vous demandera d'utiliser un langage... mais pour autant, on pourra manipuler la définition du langage et du concept d'existence pour arriver à conclure que le langage n'existe pas.
Parfois, les axiomes seront admis parce qu'on ne voit pas comment les tester, et parce que leur usage pratique est quotidien (on y reviendra dans quelques paragraphes).
Ainsi, il existe de très nombreuses manières de justifier 2+2=5 ....
Et je trouverais ça triste de vivre avec des gens qui s'interdisent d'y penser, ou qui ont l'esprit incapable de laisser autrui y penser sans le juger.
D'une certaine manière, je n'ai donc pas grand chose à dire à propos de l'assertion : "2+2=4, c'est culturel", et pourtant, j'ai un commentaire à faire sur ce débat.
Et comme bien souvent, je ne m'exprime que lorsque je ne vois pas de point de vue équivalent, comme dans ce cas présent.
En effet, je vois seulement en ligne des recadrages maladroits de gens qui croient à l'objectivité : ils confondent ainsi la robustesse du modèle 2+2=4 avec sa véracité, son intérêt avec son immuabilité. Ils croient ainsi que c'est une vérité objective de proférer cela, et se mettent ainsi à être somme toute au niveau de leurs détracteurs.
Et oui, voilà ce que j'en pense, comme souvent quand les débats sont politisés : cette question mérite mieux qu'une bataille entre idiots (j'écris cela avec toute la conscience du jugement que j'assume, comme ça je m'offre le luxe de juger, et de rendre ce jugement largement débatable).
Bref, c'est un peu triste à écrire pour moi, mais ce débat est le théâtre d'une bataille entre :
- des progressistes tellement obsédés par la déconstruction qu'ils sont fiers de ne pas voir l'intérêt de ce qu'ils déconstruisent
- des conservateurs tellement obsédés par l'agenda des progressistes qu'ils n'y voient que l'agenda, et se tirent une balle dans le pied en refusant de voir que cette déconstruction peut être légitime
Comme bien souvent, ce ne sont pas tant les réflexions ou les raisonnements qui posent problème que les considérations morales et politiques que certains en tirent...Tout comme dans mon post autour de Black Lives Matter, j'étais ok pour considérer une partie de leur narration comme plausible, mais beaucoup moins ok pour manifester dans la main avec des gens se réclamant de cette organisation...
Non, je ne crois pas à la réalité objective de 2+2=4, et je ne pense pas que remettre cela en question soit nécessairement une tentative manipulatoire de formater les gens à un nouvel ordre totalitaire... mais je pense que la plupart des gens qui brandissent 2+2=5 avec une aura de progressisme pompeux sont souvent les tenants d'un agenda totalitaire qu'ils assument plus ou moins (que ce soit un agenda écolo-communiste-convergence-des-luttes ou un autre parfum).
Déjà, parce que le système 2+2=4 n'est pas, à ma connaissance, utilisé pour dominer qui que ce soit. Qu'on me montre UN ouvrage ou UN politicien qui aurait dit un jour "il faut dominer culturellement le monde en imposant notre algèbre". Comme s'il n'était pas possible d'utiliser plusieurs systèmes (quitte à ce que des envahisseurs mentent en prétendant que le système est leur invention).
Qu'on me montre un système algébrique culturel où l'on additionne pas en associant ces concepts, qui aurait été utilisé en pratique et effacé par des colons qui y auraient vu une menace pour leur suprématie (des colons blancs ou autres, parce qu'en fait, toutes les cultures font de la prédation entre elles, et le délire selon lequel il n'y a que les blancs qui le font ou l'on fait, c'est de la brave merde victimaire que vous pouvez réfuter en étudiant l'histoire de n'importe quelle putain de civilisation, avec toute l'horreur et la logique sacrificielle derrière la fondation de toutes les civilisations, même les moins prospères technologiquement et écnomiquement)
Ensuite, parce qu'historiquement, ces putains de chiffres, et cette putain d'algèbre ne sont pas des outils inventés par les blancs... L'Inde et le monde Arabe, c'est loin d'être les zones où le taux de mélanine rend discrète la participation à un Bukkake, et oh surprise ! Ces outils viennent de là...
Ah merde, v'là que 2+2=4, c'est de l'appropriation culturelle... Et peut-être même que ne pas le dire, c'est être raciste ?
Comme ça, toute personne parlant du sujet pourra être raciste, quel que soit son propos ! Pour paraphraser Roger Rabbit, ça ne devient une équation fausse que quand c'est raciste.
Enfin et surtout, parce que ce putain de modèle 2+2=4 a une utilité concrète assumée même par ses détracteurs.
Comment croyez-vous qu'un de ces twittos si avide de dire que 2 et 2 ne font pas 4 réagirait, si au lieu de régler 4 euros pour deux sandwiches à 2 euros, il se voyait contraint d'en régler 5 ?
Vous croyez que ce genre de choses serait accepté ? Si jamais un patron décidait de niquer son salarié en le payant trois fois moins et en disant "mes calculs sont corrects, arrête de m'oppresser avec les maths de ta culture", est-ce que vous croyez que ce genre de choses serait accepté ? Imaginez deux secondes que le patron soit blanc et l'employé noir...
Oh là là... Quelle époque délicieuse...
Pour aller plus loin, "compter" est une manière de simplifier le réel.
Si je vous montre deux personnes, vous comprenez le concept de 2, et vous comprendrez sûrement 3, 4, ou 5 de la même manière en voyant 5 unités réunies (que ce soient 5 personnes, 5 bananes, ou 5 points sur un dé de jeu). Ainsi, vous saurez qu'il y a 5 unités sans les compter.
Mais plus on monte en nombre, plus il devient difficile de reconnaître un ensemble d'unités sans les dénombrer (quitte à les dénombrer en comptant les groupes de 2 ou de 5 par exemple).
Finalement, entre un gorille qui comprend ces concepts, ou un humain avec des structures cognitives permettant de reconnaître des ensembles comme d'autres reconnaissent des visages, la puissance de computation diffère, mais il demeure que pour un nombre suffisamment grand, un modèle permet d'économiser de l'énergie.
C'est d'ailleurs pour ça que les humains simplifient parfois le réel de manière dommageable, mais c'est hors de propos ici.
Ainsi, si je vous écris "14 barres", vous saurez plus facilement à quoi je fais référence que si j'écris IIIIIIIIIIIIIII.
Cette odieuse théorie de suprématiste blanc qui dit que 2+2 font 4, elle brille d'abord par une cohérence interne du système qui permet de relier les concepts entre eux. Si un tel système de comptage n'était qu'un artefact culturel, et n'avait pas cette robustesse intellectuelle, il ne serait pas devenu si populaire.
D'ailleurs, dans la plupart des domaines terre-à-terre, le pragmatisme l'emporte largement sur ces considérations.
Imaginez un ergotage du style "non mais ça dépend des axiomes utilisés, tu cherches à imposer la culture occidentale impérialiste en disant cela"...
Imaginez cet ergotage dans des domaines très orientés "savoir-faire" :
- construction de voitures (oops... au revoir le calcul de distance d'arrêt)
- dosage de médicaments (oops, désolé pour ta glycémie, mamie, ta science m'oppresse)
- construction d'immeubles (la charge d'une plateforme ? qui vous dit que nous sommes 5 dessus et non pas 4 ?)
- catastrophe naturelle (oops, les lits d'hôpital ne se plient pas à ma logique)
Et pourtant, comme je le disais, ce n'est pas le fait qu'on pense à un modèle où 2 et 2 font 5 qui me pose souci. Ce n'est même pas le fait que des gens de mauvaise foi modifient suffisamment la définition de 2 et de 5 pour arriver à ce résultat. Ce modèle 2+2=4 est tautologique, et on peut le remettre en question tant qu'on veut, il n'en reste pas moins que la plupart de ses détracteurs n'ont pas de souci de cohérence quand ils s'en servent dans leur vie de tous les jours, ou même quand ils vomissent sur ce modèle en utilisant des technologies systématiquement basées sur ce même putain de modèle.
Et quand 2+2 font 5 en informatique, en physique ou en métaphore, ce n'est pas un modèle conceptuel : c'est une licence poétique ou une donnée que renvoie un ordinateur limité par ses capacités de calcul... pas un modèle d'algèbre culturellement différent.
Bref... Cette question mérite mieux que des réponses du style "objectivement, j'ai une vérité" ou des histoires du style "les progressistes veulent détruire la vérité"... La vérité n'était pas là en premier lieu, puisqu'elle était dogmatique... Les progressistes n'y sont pour rien...
Par contre, les progressistes ont un intérêt à imposer une narration qui les arrange, tout comme les conservateurs. Selon le pays, ce seront plus ou moins les uns ou les autres qui gagnent, et pour les gens qui ne veulent pas tremper là dedans, c'est comme voir deux loups se disputer pour savoir lequel des deux vous mangera : voir un loup gagner n'est pas vraiment une bonne nouvelle.
Ainsi, j'adore discuter des maths où les angles d'un triangle n'ont pas 180 degrés pour total... J'adore discuter algèbre exotique... Mais pas avec un type qui n'utilise cette histoire que pour me forcer sa putain de narration dans la gorge en espérant que je ne m'en rende pas compte.
En fin de compte, ça n'a JAMAIS été un débat sur 2+2=5 : ce n'est qu'un énième prétexte pour vendre une narration, et toute personne discutant de cela avec ces gens là perdra son temps, puisque la pièce de théâtre qui se joue en sous-texte est tout autre.
Demain, je suppose que nous verrons le net fourmiller d'affirmations selon lesquelles les poches de pantalon sont un moyen d'oppression blanche, ou que le brossage de dents est un symbole du néolibéralisme apatride patriarcal blanc sans morale ni limite, ou même que les bukkake favorisent le slut-shaming chez les femmes qui n'ont pas une peau d'albâtre, ou même que pratiquer un bukkake est une forme d'appropriation culturelle.